Grand Paradis

Extrait :

Souvenirs de la réserve indienne

"Cette ville, bourrée de crétins et de salopards. Quand on y a vécu un certain temps, on ne sait plus lesquels préférer. On se terre. A condition de ne faire partie d'aucune des espèces précitées, ce qui est peu courant et jamais certain.
La ville est renommée pour son terrifiant palais de Justice, sa basilique en forme de gâteau d'anniversaire pour richard sénile, son ennui et sa saleté, et aussi pour avoir chassé plusieurs poètes qui n'ont peut-être pas réalisé toute la chance qu'ils avaient. D'autres sont restés. Dans quel état ! Il faut se coucher par terre pour les chercher dans les fentes des pavés.
Nulle part ailleurs on n'entend si souvent prononcer le mot "honnêteté", avec la main sur le coeur et la bouche pleine d'hosties.
Haut lieu de la culture, à ce que disent les médias de la ville. Et il est vrai que la culture est au centre de tous les débats. Ici, les débats n'aboutissent jamais ; ils sont renvoyés en commission et de là dans des dossiers qui pourrissent au fond des caves des ministères.
En haut lieu, on se méfie de la culture. La ville a donc été déclarée ouverte à la culture. On y commémore pour l'instant l'anniversaire de la première dent de sagesse d'un poète patagon dont les oeuvres, détruites par un incendie de tiroir, n'ont jamais été traduites. Il paraît que l'événement est capital. Et de fait, on ne parle que de ça dans la capitale. Comme le peuple n'a pas accès à la culture, cela donne une rumeur discrète des plus convenables. Le ministère n'est pas trop mécontent, les élites sont ravies, le peuple est heureux
."

Editions l'Age d'Homme, Lausanne, 1988.